Migration irrégulière : plus 200 milliards FCFA investis au Sénégal entre 2005 et 2019 pour des résultats mitigés (Étude)
Le débat qu’on croyait clos a resurgi au cours de la dernière visite du président du gouvernement espagnol au Sénégal. Une journaliste sénégalaise a interpellé Pedro Sanchez au sujet de la position de l’Union européenne concernant les fonds qu’elle aurait alloués au Sénégal dans le cadre de la lutte contre la migration irrégulière. Une question à laquelle son destinataire n’aura même pas eu le temps de répondre. À la place, c’est le président de la République du Sénégal qui a trouvé là une bonne occasion de répondre à Boubacar Sèye de qui tout est parti.
Selon Macky Sall qui semblait très remonté contre le président de l’ONG Horizons sans frontières, aucune ligne de crédit n’a été allouée par l’Union européenne au Sénégal. Le chef de l’exécutif sénégalais de déplorer cette manie de certains à vouloir ternir l’image du pays à travers des déclarations diffamatoires.
Si cette question rend nerveuses les autorités politiques, c’est qu’en réalité, les réponses escomptées n’ont jusque-là pas été apportées malgré les fonds injectés, avec le soutien des partenaires financiers.
Selon une étude commanditée par la Fondation HEINRICH BOLL STIFTUNG intitulée «Projets et programmes migratoires au Sénégal: Une avalanche de financements pour des résultats mitigés», plusieurs dizaines de milliards de francs CFA ont été injectés dans la lutte contre la migration depuis 2005. L’étude en question publiée en mai 2020 révèle que les flux financiers liés à des projets et programmes relatifs à la migration se sont intensifiés depuis 2005 au Sénégal, en réponse à la médiatisation spectaculaire de nombreux décès de femmes, d’hommes et d’enfants sur les routes migratoires vers l’Europe, que ce soit lors de naufrages de pirogues dans l’Atlantique ou de la traversée des pays du Sahara à travers des pays minés par des crises sécuritaires.
Plus de 200 milliards investis entre 2005 et 2019
Ainsi, de 2005 à 2019, il a été constaté que plus de 200 milliards de francs CFA (305 millions d’euros) ont été investis pour limiter les départs, améliorer les conditions socio-économiques dans les zones de départ mais aussi pour favoriser les retours.
La mise en place des projets et programmes s’étale sur trois périodes. De 2005 à 2012, la crise migratoire est intensifiée par la crise dans le secteur de la pêche dans les régions côtières du Sénégal, entraînant beaucoup de départs par la voie maritime. C’est dans ce contexte, fait savoir l’étude lue à Dakaractu que l’Agence européenne pour la gestion de la Coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats de l’Union européenne ou FRONTEX voit le jour. Elle déploie de nombreux projets au Sénégal afin de renforcer les capacités logistiques et techniques des forces de sécurité sénégalaises pour lutter contre l’émigration irrégulière. En même temps, le Sénégal et ses partenaires techniques et financiers mettent en œuvre des projets d’assistance aux migrants de retour et d’aide au développement pour fixer les populations. C’est toute la quintessence du Plan REVA (Retour vers l’Agriculture) qui était si cher à l’ancien président du Sénégal, Abdoulaye Wade. Pour la mise en oeuvre de ce plan créé en 2005, les partenaires financiers du Sénégal ont décaissé 30 millions d’euros, rapporte l’étude qui ajoute qu’en 2008, ce plan est inclue dans un programme plus vaste appelé Grande Offensive agricole pour la nourriture et l’abondance (GOANA) dont les besoins en financement étaient estimés à près de 344 milliards de CFA. Dans la même période, l’Organisation internationale pour les migrations a exécuté de nombreux projets principalement sur les dangers de l’émigration irrégulière et à la création d’opportunités socio-économiques au Sénégal.
Entre 2005 et 2012, renseigne l’étude, 30 milliards ont été investis dans des projets relatifs à la migration.
Le dispositif déployé par Frontex a eu le don de décourager les candidats à la migration irrégulière d’emprunter la voie maritime sans pour autant enrayer le phénomène. Les départs continuent même si c’est par voie terrestre, en passant par le Niger et la Libye.
Arrivé au pouvoir en 2012, Macky Sall prend la question à bras le corps mais prend l’option d’augmenter le budget du Fonds d’appui à l’investissement des Sénégalais de l’Extérieur (FAISE). La structure qui n’avait que 300 millions de budget est dorénavant dotée d’un budget de 3 milliards pour encourager les sénégalais de l’extérieur à investir dans leur pays. Il s’y ajoutera un fonds dédié aux femmes de la Diaspora à hauteur de 1 milliard FCFA. Les secteurs ciblés sont l’agriculture, la pêche, la transformation des produits, l’artisanat entre autres domaines d’intervention.
Dans cette période, poursuit le rapport, les actions de réintégration des migrants se sont intensifiés avec l’élaboration de programmes d’aide au retour volontaire de l’OIM et de projets de la société civile financés par l’Union européenne comme le programme Afrique de l’Ouest -action transnationales pour l’intégration sociale et professionnelle d’enfants et de jeunes migrants victimes de la traite, de trafic et d’autres formes d’exploitation dans la sous-région doté d’un budget de 1, 6 million d’euros (1,1 milliard FCFA).
Ainsi de 2012 à 2015, plus de 50 milliards ont été mobilisés pour des projets liés à la migration, soit une augmentation de 66% par rapport à la période précédente.
Financements doublés à partir de 2015…
De 2015 à 2019, 120 milliards FCFA (environ 180 millions d’euros) ont été décaissés pour la mise en œuvre des projets et programmes orientés vers la dissuasion des migrations irrégulières, soit une augmentation de 140% par rapport à la période précédente, révèle l’étude. Il est ainsi remarquée une augmentation exponentielles des fonds de l’Union européenne à travers Le Fonds fiduciaire d’urgence en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration et du phénomène des personnes déplacées en Afrique (FFUE) visant à appuyer la mise en œuvre de la déclaration politique commune de la Valette. Par l’intermédiaire dudit fonds, le Sénégal reçoit au 170,8 millions d’euros (environ 112 milliards FCFA) pour une dizaine de projets. D’un budget de 18 millions d’euros, le projet d’appui à la réduction de l’émigration rurale dans le bassin arachidier (PARERBA) a pour objectif de développer une économie rurale dans les régions du bassin arachidier (Diourbel, Fatick, Kaffrine, Kaolack et Thiès) favorisant la création d’emploi durables agricole et non agricole et contribuant à la sécurité alimentaire. L’Agence belge de développement est le chef de file de la mise en œuvre.
Outre ce projet du Fonds fiduciaire, la Plate-forme d’appui au Secteur Privé et de valorisation de la Diaspora sénégalaise en Italie (PLASERI) vise à réduire la migration et à favoriser le retour des migrants, en particulier depuis l’Italie, par la création d’emplois dans des régions ciblées qui se caractérisent pas un fort taux d’émigration. Doté d’un budget de 14,3 millions d’euros, ladite plate-forme est dirigée par la coopération italienne. «Tekki fii» est le nom de l’autre projet du FFUE dont l’objectif est de renforcer le tissu d’entreprises locales pour élargir un accès équitable à la formation professionnelle, favoriser l’accès au financement des bénéficiaires et informer sur les opportunités au Sénégal. L’Agence française du développement (AFD) et LUDEX (Coopération luxembourgeoise) sont chargés de la mise en œuvre pour un montant de 40 millions d’euros. Sept autres projets sont appuyés par le Fonds fiduciaire européen pour décourager les candidats à la migration.
…mais les réponses ne suivent pas
Mais l’augmentation exponentielle des financements n’a pas pour autant mis un terme au phénomène pour ne pas dire que les résultats attendus n’ont pas été au rendez-vous. Mieux, une recrudescence est notée. L’étude cite une note de recherche publiée en 2019 par l’OIM pour expliquer cette résurgence. «cette étude conclut que le manque d’opportunités économiques véhiculées par les proches continuent à pousser les jeunes senegalais.e.s à la migration irrégulière», informe le document lu à Dakaractu.
Lequel travail est d’avis que l’étude de l’OIM corrobore le fait que les moyens investis n’ont pas permis d’infléchir le désir migratoire chez les migrants de retour et candidats à l’émigration. Ce qui a été confirmé par le contenu des témoignages des migrants de retour et les candidats interviewés dans le cadre de l’étude commanditée par la Fondation Heinrich Boll Stiftung.
Ces résultats sont aussi expliqués par l’éparpillement des responsabilités institutionnelles dans la gouvernance des migrations. Il existe plusieurs structures au Sénégal ayant pour mandat d’aborder le fait migratoire.selon les experts, cet éparpillement institutionnel contribue à faire de la migration un champ éclaté propice à la multiplication des initiatives sans un cadre de concertation apte à fédérer les actions et à contrecarrer le chevauchement et la duplication des programmes et des projets. «Il empêche l’émergence d’une ligne politique claire et cohérente dans la gouvernance des enjeux et défis posés par les migrations», ajoute le document lu à Dakaractu.
À cette dispersion est venue se greffer la pluralité des partenaires techniques et financiers du Sénégal sur les questions migratoires. Lesquels partenaires ont déterminé leurs choix de politiques et de programmes migratoires au Sénégal. «il n’est donc pas étonnant que les projets et programmes mis en œuvre par le Sénégal sur la période 2005 2019 se focalisent presque exclusivement sur la régularisation de l’émigration irrégulière en dissuadant les départs et en favorisant les retours, qui sont les principaux piliers de la politiques migratoire européenne», constate le rapport.
Mais cette position des autorités sénégalaises semble convenir à l’Union européenne. Ce qui n’est pas le cas avec les acteurs locaux sur les questions migratoires. Ils dénoncent un suivisme des autorités politiques qui ne font en réalité qu’appliquer des mesures de l’Union européenne. Il est également mis en exergue le «décalage entre l’ampleur des financements proposés par les bailleurs au Sénégal et les montants qui parviennent finalement aux populations». Les organisations de la société civile, quant à elles, dénoncent les difficultés rencontrées pour accéder aux financements. Selon elles, l’argent de la migration profite plus aux organisations internationales et en particulier européennes qu’aux associations locales. «cette perception s’est nettement accentuée avec la création du Fonds fiduciaire dans la mesure où les structures sélectionnée pour piloter les projets identifiés sont soit des organisations internationales (OIM, Comité international de la Croix Rouge), soit des agences de coopération européennes (AFD), Agence espagnole de cogénération internationale au Développement (AECID), Agence italienne de Coopération au Développement (AICS) etc), soit des ONG ou des sociétés européennes (Agence d’Aid à la Coopération technique et au Développement (ACTED), CIVIPOL), rapporte le document parcouru à Dakaractu.
Les recommandations
L’étude recommande la mise en place de politiques et programmes orientés vers l’identification des réponses pérennes et articulés aux défis et enjeux migratoires propres au Sénégal non pensés par rapport à l’agenda de ses partenaires techniques. Elle invite à réfléchir à une révision en profondeur de la politique nationale de migration du Sénégal avant sa validation politique, notamment afin de mettre en valeur les opportunités liées à la mobilité internationale de la population sénégalaise. Dans les recommandations de l’étude, figure une création d’un ministère chargé des questions migratoires. Il aura pour mandat d’assurer la mise en œuvre de la politique nationale de migration et la coordination des interventions relatives à la migration. l’étude conseille de renforcer la gestion locale des migrations en impliquant les collectivités territoriales, les représentants des diasporas, les organisations de la société civile et le secteur privé des territoires d’origine et de destination.
Mais à la lecture des derniers faits de l’actualité liée à la migration; marquée par le départ de plusieurs centaines de sénégalais pour les Îles Canaries, il semble bien que la question migratoire n’a pas fini d’occuper les débats. Pour les autorités sénégalaises et leurs partenaires de l’Union européenne, la priorité est d’apporter des réponses conjoncturelles à l’image de la migration circulaire qui a été érigée comme nouvelle stratégie à la faveur de la dernière visite du Premier ministre espagnol au Sénégal.