L’émigration africaine: tensions et solutions
Parfois, pendant de longs mois, de jeunes Africains, hommes et femmes, risquent tout, y compris leur vie, pour entreprendre un périlleux périple qui leur fait traverser des dizaines de frontières et les dangereux courants de la Méditerranée à la recherche d’une vie meilleure dans le Nord. Certains y laissent leur vie, d’autres sont renvoyés chez eux et d’autres encore, qui atteignent leur destination, comprennent que leur existence n’y sera pas forcément plus facile. Mais étant donné le manque d’emplois et les sombres perspectives auxquels ils sont confrontés dans leur pays, des millions de jeunes Africains préfèrent encore l’exode, souvent clandestin.
De tels déplacements de populations posent de sérieux problèmes à de nombreux gouvernements et à la communauté internationale. L’immigration irrégulière constitue l’une des principales préoccupations des pouvoirs publics et des citoyens des pays industrialisés : entrée illégale dans les pays de destination, mariages blancs, dépassement des séjours autorisés, interprétation abusive du droit d’asile et difficulté à renvoyer les candidats éconduits.
L’émigration est l’un des sujets de désaccord entre les pays d’origine, pauvres pour la plupart, et les pays de destination, plus riches. Jamais les régions de la planète n’ont été aussi liées les unes aux autres. L’information, les matières premières et l’argent franchissent rapidement les frontières : c’est ce qu’on appelle souvent la mondialisation. Pourtant les pays industrialisés, tout en favorisant la circulation de capitaux, de biens et de services (qu’ils fournissent pour la plupart), freinent le passage de la main-d’oeuvre, qui provient surtout des pays en développement.
Entre 1960 et 2000, la part des exportations de marchandises et du commerce des services a à peu près doublé, grâce à l’adoption de nouvelles politiques commerciales internationales négociées dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pourtant, pendant la même période, la proportion de migrants internationaux dans la population mondiale n’a augmenté que très légèrement, passant de 2,5 à 3 %. Cette faible progression s’explique par les restrictions de plus en plus lourdes en matière de migration officielle, qui sont également à l’origine, en partie du moins, de l’augmentation de l’immigration illégale.
En l’an 2000, il y avait environ 175 millions de migrants dans le monde. Environ 9 % d’entre eux, soit 16,3 millions, étaient des Africains, contre 12 % en 1960. Les migrants représentent de 5 à 12 % de la population de 30 pays industrialisés, d’après la Commission mondiale sur les migrations internationales.
Questions complexes
La migration s’accompagne de “nombreux défis complexes”, déclare le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan : questions liées aux droits de l’homme, perspectives économiques, pénurie de main d’œuvre et chômage, fuite des cerveaux, multiculturalisme et insertion sociale, et flux de réfugiés et de demandeurs d’asile. Les autorités sont également confrontées aux questions liées au respect des lois. Surtout après les attentats terroristes aux Etats-Unis en 2001, les questions concernant la sécurité des populations et des pays font aussi l’objet de nombreuses réflexions.
“Nous ne pouvons ignorer les véritables problèmes politiques que pose l’émigration, affirme M. Annan, comme nous ne pouvons non plus perdre de vue les formidables perspectives qu’offre celle-ci aux émigrants, aux pays qu’ils quittent et ceux où ils se rendent. »
Notamment du fait de la pénurie de main d’œuvre dans certains secteurs d’activité, d’une économie mondiale en plein essor et de la tendance à terme au vieillissement démographique, nombre de pays industrialisés ont besoin d’immigrants. Ces pays manquent de personnel dans des domaines hautement spécialisés comme les technologies de l’information et les services de santé, ainsi que de main-d’oeuvre dans l’agriculture, le secteur manufacturier et la construction. Les autorités de ces pays ferment donc les yeux sur l’immigration irrégulière pour remplir des postes qui n’intéressent pas la main d’œuvre locale.
Il y a toutefois des limites au nombre d’immigrants que ces pays sont capables d’absorber, notamment en raison de l’augmentation du chômage sur le plan national. Un nombre croissant de pays d’accueil imposent des conditions d’admission plus sévères aux candidats à l’immigration.
Pour leur part, les pays en développement exigent une libéralisation dans ce domaine, affirmant que l’émigration est un moyen de réduire la masse des chômeurs, de générer des revenus par l’intermédiaire des rapatriements de fonds et d’importer des compétences. Ces pays s’inquiètent également du départ de leur main-d’œuvre qualifiée vers des pays plus riches – c’est-à-dire de la fuite des cerveaux. Conscients des effets préjudiciables d’une telle émigration, certains pays en développement ont adopté des mesures visant à dissuader le départ des personnes ayant des qualifications nécessaires, comme les médecins et infirmiers.
La formulation de politiques globales susceptibles de remédier à tous ces problèmes constitue un défi formidable. L’émigration se trouve aujourd’hui dans la situation où se trouvait le commerce international il y a une cinquantaine d’années, note Dhananjayan Sriskandarajah de l’Institute for Public Policy Research des Etats-Unis. A l’époque, explique-t-il, les règles actuelles régissant le commerce international semblaient inimaginables.
“Ceux qui réfléchissent actuellement à un nouveau cadre international pour l’émigration se heurtent à des défis remarquablement similaires, précise-t-il.”
Création d’emplois
La plupart des candidats à l’émigration cherchent à partir en raison des conditions difficiles qui règnent dans leur pays. Dans la plupart des pays d’émigration, les emplois sont rares ou les salaires trop faibles, ce qui amène des habitants à tenter leur chance ailleurs. Il est donc possible, en temps de paix, d’éviter l’émigration en créant des emplois sur place.
“Nous ne pouvons ignorer les véritables problèmes politiques que pose l’émigration, comme nous ne pouvons non plus perdre de vue les formidables perspectives qu’offre celle-ci aux émigrants, aux pays qu’ils quittent et ceux où ils se rendent.”
— Kofi Annan, Secrétaire général de l’ONU
“La mondialisation n’a pas réussi à générer à ce jour un nombre suffisant d’emplois décents et permanents”, affirme le Directeur général de l’OIT, Juan Somavia.
De nombreux pays africains ne sont pas parvenus à créer des emplois au cours des dernières décennies, malgré les politiques d’ajustement structurel préconisées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Le nombre d’offres d’emploi et le niveau des revenus réels ont au contraire diminué.
“Je ne veux même pas imaginer ce que nous verrons dans une vingtaine d’années s’il n’y a pas d’effort massif et concerté pour offrir du travail et de meilleures perspectives économiques en Afrique de l’Ouest, déclare le Représentant spécial de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest, Ahmedou Ould-Abdallah. »
La Commission économique de l’ONU pour l’Afrique (CEA), qui siège à Addis-Abeba, recommande que les politiques de création d’emplois en Afrique se concentrent sur les secteurs nécessitant une main-d’œuvre importante comme l’agriculture. Dans son Rapport économique de 2005 sur l’Afrique, la CEA invite les gouvernements africains à alléger le plus possible les réglementations concernant les investissements privés, nationaux et étrangers, à offrir une infrastructure satisfaisante et à favoriser des systèmes politiques qui encouragent la participation de la majorité des citoyens.
Les politiques commerciales internationales contribuent à aggraver la situation de nombreux pays africains. C’est ainsi que la plupart des pays d’immigration protègent leurs secteurs agricoles à coups de subventions, ce qui a pour effet de garantir à leurs agriculteurs des prix supérieurs à ceux des marchés mondiaux et d’éliminer toute possibilité de concurrence de la part des agriculteurs pauvres des pays d’émigration.
Même constat d’échec pour les politiques d’investissement des pays industrialisés, qui pourraient pourtant servir à réguler les courants d’émigration. »
“Le temps des analyses ou des solutions toutes faites est révolu. Il appartient aux institutions financières internationales, au système des Nations Unies tout entier et à la coopération bilatérale de mettre l’accent sur la création d’emplois, facteur essentiel de paix, de sécurité et d’unité en Afrique”, soutient pour sa part M. Somavia.
Vers des politiques plus justes
De nombreux pays en développement estiment qu’une immigration plus libérale leur permettrait de tirer avantage plus rapidement de la mondialisation. Le plus difficile restel’élaboration de politiques qui conviennent à la fois aux pays industriels et aux pays en développement et soient susceptibles de relancer la croissance économique mondiale.
“Il nous incombe à nous, Africains et Européens, de démanteler ensemble les réseaux d’immigration illégale, derrière lesquels se dissimule un trafic épouvantable et mafieux, a déclaré le Président français Jacques Chirac au Sommet France-Afrique qui s’est tenu en septembre au Mali. Ensemble, il nous faut encourager le co-développement et permettre aux Africains de bénéficier de conditions de vie et de travail décentes dans leurs propres pays. »
Toutefois, la coopération internationale qui permettra de relancer les économies africaines dépendra en fin de compte du niveau de financement accordé au mécanisme de développement du continent, Le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD), y compris de la hausse de l’aide financière et d’une solution durable au fardeau de la dette africaine.
Les pays africains demandent également aux Etats industriels de lever les obstacles à la libre circulation de la main d’œuvre dans le cadre des négociations de l’OMC. Avec d’autres pays en développement, les pays africains plaident pour la libéralisation de la circulation de la main d’œuvre, à l’instar de ce qui a été fait pour les échanges de biens, de services et d’informations, arguant qu’il s’agit d’un domaine où ils sont bien lotis et dont ils pourraient tirer d’importants revenus. Avec l’Inde comme chef de file, les pays en développement considèrent que la libéralisation de la main-d’œuvre est un critère de succès du cycle actuel de négociations de l’OMC, qui devrait s’achever en 2006.
Conventions internationales
La Commission mondiale sur les migrations internationales, créée en 2003 à l’initiative du Secrétaire général de l’ONU, propose pour sa part l’établissement par l’ONU d’un Mécanisme interorganisations de migrations interationales, qui réunirait plus d’une douzaine d’institutions des Nations Unies et d’ailleurs et servirait de cadre principal aux débats sur la migration.
Les émigrés qui quittent leur pays à la recherche de travail ne bénéficient pas d’une protection suffisante en droit international. Deux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) sont les principaux instruments qui défendent leurs droits. Les conventions insistent sur l’équité salariale, exigeant que les migrants reçoivent des rémunérations comparables à celles perçues par les travailleurs exécutant des tâches similaires dans les pays d’accueil. Les pays d’origine et d’accueil sont également invités à conclure des accords bilatéraux destinés à protéger les droits des travailleurs étrangers.
La Convention internationale des Nations Unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, qui est entrée en vigueur en 2003, va un peu plus loin. Elle s’applique à tous les migrants économiques, y compris les marins et les travailleurs indépendants. La convention énumère les droits et responsabilités des Etats en matière de contrôle de la circulation transfrontière des personnes et détaille les droits des travailleurs migrants.
“Il subsiste cependant des lacunes dans le droit et les normes internationales, notamment en ce qui concerne l’émigration pour raisons familiales ou économiques”, souligne Susan Martin de l’Institute of International Migration de l’Université de Georgetown (Etats-Unis). Les conventions de l’OIT sont entrées en vigueur avec un nombre relativement restreint de signataires et la convention de l’ONU n’a été ratifiée que par 27 Etats, tous des pays d’émigration.
Les conventions internationales ne sont pas perçues favorablement dans les pays d’accueil, notamment parce que leur mise en oeuvre implique des dépenses, par exemple pour offrir des services aux immigrants. Certains pays industrialisés estiment par ailleurs que ces conventions empiètent sur leurs droits de légiférer en la matière.