Candidats à l’émigration clandestine : la réussite contre vents et marées
Ils ont en commun des tentatives et des échecs dans leur détermination à rejoindre l’Espagne à bord des pirogues. Malgré tout, les appétits sont encore aiguisés par l’heureux sort d’amis ou voisins qui, passés par les mailles du filet, surfent sur les vagues de la réussite, de l’autre côté de l’Atlantique. Jeunes, ils nagent dans des rêves de succès, n’hésitant pas à braver les marées hautes.
« Je ne comprenais rien. Dans ma tête, j’étais déjà en Espagne », se remémore Ousmane, pensif devant sa maison à Thiaroye-sur-Mer. À travers ces mots, le tailleur de 39 ans fait allusion aux tentatives d’un de ses amis de le dissuader de tenter l’émigration clandestine. « C’est le 26 mars 2005 que nous avons pris départ à Soumbédioune. C’était le début de 11 jours de galère et de famine », se rappelle-t-il d’une voix émue tout en se rongeant les ongles. Il a frôlé la mort et il ne s’est rendu compte de la dangerosité de son choix que quelques années après. « La mort ne m’inquiétait pas. C’était le temps de l’adolescence et de l’insouciance. Je ne craignais rien. Je ne pensais qu’à la réussite », ajoute-t-il, les yeux larmoyants. Le doigt levé, il intime l’ordre à un de ses camarades qui jouait au babyfoot de le rejoindre dans cette ruelle étroite de Thiaroye-sur-Mer.
Démarche nonchalante, visage souriant, le bonhomme de 36 ans, mise décontractée faite d’un pantalon gris et d’un teeshirt noir, a tenté à trois reprises de rallier l’Espagne. Il a d’ailleurs foulé une fois le sol des Îles Canaries avant d’être rapatrié 29 jours après. « Partir était un choix. J’étais impuissant devant les charges familiales. Au moment où des camarades qui ont réussi le voyage construisaient de belles maisons », se justifie-t-il, serein sur un banc public. Aujourd’hui, il est animé par deux regrets. « J’étais tout proche d’atteindre cet objectif à deux reprises. C’est l’un de mes plus grands regrets. Deuxièmement, j’ai perdu mon père alors que j’étais aux Îles Canaries », se désole-t-il. Entre temps, rien n’a « vraiment changé » dans sa vie. « Je me suis marié, j’ai un enfant. Je suis dans la maçonnerie. Mais, j’aurais pu dépasser ce stade si j’avais réussi à m’installer en Europe. J’aurais eu une maison bien faite comme mes amis qui ont réussi », regrette-t-il d’un sourire de dépit.
Pape Sow est, aujourd’hui, pêcheur. En cette matinée du mercredi 3 août, il est assis à même le sol, sur la plage de Diamalaye, à côté de son embarcation nommée « Yaye Diakhou ». Silhouette frêle, il a récemment soufflé ses 33 bougies. De cette si courte vie, il a tenté à deux reprises l’émigration clandestine. Il a successivement été intercepté, puis détenu en Mauritanie et au Maroc. Aujourd’hui, il nourrit des regrets. Si c’était à refaire, il ne faut pas compter sur lui pour retenter l’aventure. « J’étais très inconscient en commettant ces actes. À mon arrivée, j’ai trouvé ma maman dans un état pitoyable. Dès lors, j’ai décidé de me suffire du peu que je gagne avec la mer », dit-il dans ses habits de pêcheur.
La réussite ou la mort
Cayar vit pleinement la ferveur de la journée du dimanche. La localité est animée. Le commerce de poisson bat son plein au quai de pêche. Sollicitant le concours des taxi-bagages, hommes et dames repartent avec des caisses de produits halieutiques. Sur les trottoirs, des groupes d’hommes savourent une partie de thé. Pendant ce temps, Mor Mbengue, Secrétaire général de l’Association des candidats à l’émigration clandestine rapatriés, et quelques amis profitent de la brise marine. Ils sont six jeunes couchés ou assis sur une natte étalée à quelques mètres du rivage. Il suffit d’un mot pour réveiller en eux les souvenirs des voyages vers l’Espagne en pirogue. « Je ne connais pas un jeune de la localité qui n’a pas tenté l’émigration clandestine » dit Mor, sûr de lui, en contemplant la kyrielle d’embarcations. À l’en croire, rien qu’en 2006, 503 jeunes ont été rapatriés sur près de 1500 candidats. « Moi qui vous parle, j’ai été rapatrié à trois reprises », informe l’homme vêtu d’une djellaba noire. Malgré l’échec et le temps qui passe, sa position n’a pas varié ; un jour, il « foulera forcément » le sol espagnol. Il en est convaincu. « Je ne renonce jamais. Si je suis au courant d’un voyage, je n’hésiterais pas. Je ne crois pas à la mort, je vise la réussite », lâche-t-il, sirotant son jus de citron. S’il tient tant à ce voyage, c’est parce qu’il envie ses camarades qui ont été plus chanceux que lui. « Des jeunes avec qui j’ai tenté le voyage ont construit des étages à Dakar et marié les plus belles filles de Cayar. C’est parce qu’ils ont réussi », analyse-t-il, avant de faire part de sa résolution. « Si je meurs, mes deux femmes et mes enfants pourront compter sur la solidarité des amis, parents et voisins ». À côté de lui, Ada a été interpellé à Mbour en 2010 et à Nouakchott en 2014. Malgré tout, il ne déchante pas. Tant qu’il sera en vie, il tentera sa chance. « En entrant à Cayar, vous verrez un quartier dénommé « Cité des clandestins ». Il s’agit de belles maisons construites par nos amis qui sont passés entre les mailles du filet. Nous aimerions avoir ce destin au lieu d’être dans des chambres qui suintent », avance-t-il, déçu de son sort et toujours prêt à affronter la mort pour une réussite contre vents et marées.
Le triste sort de « Celles qui attendent »
Dans son ouvrage « Celles qui attendent », Fatou Diom décrit le calvaire des femmes qui souffrent de l’absence de leur mari qui ont tenté l’émigration clandestine. Ndèye Astou pourrait être un pertinent personnage de cette production littéraire. À 21 ans, elle était obligée de porter le deuil à la mémoire de son mari, péri en mer, 11 mois après leur mariage. « Après deux jours d’absence, je croyais qu’il était parti en campagne. J’ai été surprise par les rumeurs de son départ vers l’Espagne, en pirogue, en compagnie de plusieurs de ses camarades. J’ai passé des nuits noires, priant pour qu’il survive. Je guettais son appel », se rappelle-t-elle, assise devant une table garnie de poissons au marché de Thiaroye-sur-Mer. Même si elle s’est remariée, les souvenirs de ces instants sont encore frais. « Après près de deux mois sans nouvelles, nous avons organisé le deuil. Je me sentais seule et impuissante. Je ne lui en voulais pas, car je me disais qu’il voulait coûte que coûte réussir et offrir une vie de rêve à sa famille », soutient-elle, le visage sombre. Très disponible, elle nous met en relation avec une autre femme qui a vécu la même situation. De grande taille, le teint clair, la vendeuse de légumes tient à préserver l’anonymat.
C’est en 2011 qu’elle a perdu son mari alors qu’ils avaient déjà deux enfants. Les moments les plus atroces de sa vie. « Je ne savais pas qu’il mijotait un voyage. Il a disparu subitement. Quatre jours après, nous avons découvert qu’il a quitté Thiaroye-sur Mer en pirogue pour rejoindre l’Espagne. Je ne pensais pas survivre à ce drame. Nous nous sentions seuls et abandonnés. Malgré 11 années de souffrance, nous ne parvenons pas à l’oublier. Notre fils aîné, qui passe le Brevet de fin d’études moyennes cette année, souffre de son absence », pleure-t-elle. Triste sort de femmes qui ont perdu l’amour de leur vie dans des circonstances tragiques.